Je ne sais pas pourquoi je me dirigeais à nouveau vers cette chapelle. Je ne l’aimais pas. Elle était glauque. Et puis, je n’aimais pas Dieu. Que les choses soient claires. Alors pourquoi ? Eh bien, peut-être parce que je pensais encore ma discussion que j’avais eu avec Jorgue. Précieuse discussion. Une pointe de déception m’envahit lorsque je vis que mon ami n’était pas là. Tant pis.

Il faisait gris. Ça faisait quelques jours que le soleil avait disparu. Les nuages semblaient s’être ligués pour le cacher, pour l’empêcher de revenir à tout jamais sur terre. Je fis un pas dans la chapelle : elle était encore plus glauque que d’habitude.

Il faisait sombre et le petit vitrail du mur de gauche projetait des ondes fades sur les chaises soigneusement alignées. Là-bas, dans le coin, à l’opposé de moi se tenait quelqu’un, accroupi visiblement. Je ne voyais que sa silhouette ombrée. Elle était presque immobile, si ce n’est qu’elle vibrait légèrement, comme si frappée par le vent qui faisait rage derrière et qui s’engouffrait dans le petit bâtiment.

« Qui est là ? » demandai-je. Ma question résonna lugubrement dans la pièce, alors même qu’un orage lointain grondait. Mais elle n’obtint aucune réponse en dehors de son propre écho. Je m’approchai doucement. Peut-être que la personne la avait un problème ! Une fois arrivé à l’avant des rangées de chaises, me tournai et…

La silhouette avait disparue. Effet de lumière ? Je me retournai. Une silhouette se tenait dans l’embrasure de la porte, dont l’ombre fut accentué par un éclair qui éclatait au loin. La personne s’était-elle déplacée sans bruit ?

Le tonnerre gronda encore une fois…

Alexander avait finalement décidé de visiter la chapelle. Il n'était pas croyant, et cela n'était pas près de changer. Sa curiosité avait prit le dessus et il avait donc été explorer les lieux. Lorsqu'il entra, il n'y avait personne et le ciel couvert n'était pas pour le rassurer. Il ne s'attendait pas à trouver un endroit aussi lugubre, mais peut-être que la météo était la seule à blâmer pour cette fois. Après avoir fait un rapide tour des lieux, il se mit accroupi dans un coin et commença à songer à sa récente admission à l'institut. Beaucoup de choses avaient changé brutalement pour lui, et rien n'était tel qu'un peu de calme pour songer à tout cela. La chambre lui semblait encore trop... peuplée ou risquait trop de l'être que pour qu'il s'y permette une réelle introspection.

Dans cette chapelle, il n'y avait personne, et il appréciait le calme environnant. Il était tellement perdu dans ses pensées qu'il ne remarqua pas que le temps se couvrit encore plus et qu'un orage approchait. Le vent soufflait de plus en plus fort et s'insinuait parfois sous ses vêtements. Rien qu'il ne connaisse pas déjà. Les griffes acérées du froid d'hiver était bien pire à côté, aussi ne bougea-t-il pas.

- "Qui est là?" demanda une voix à l'autre bout de la chapelle.

Alexander se figea sur place. Quelqu'un était là, quelqu'un était entré et avait brisé sa quiétude en le prenant par surprise. Instinctivement, il se glissa dans l'ombre entre deux éclairs de lumière et se déplaça le plus discrètement possible à travers le lieu. Apparemment, l'autre garçon - un enfant d'à peu près son âge, selon ses estimations maladroites - ne l'avait pas vu bouger. Il allait sortir lorsque son interlocuteur se retourna vers lui.

Le tonnerre les surprit tous les deux et Alexander pût voir un peu plus distinctement l'autre enfant. Il voulut lui parler, mais rien aucun mot ne lui vint. Il n'avait pas envie de faire connaissance ou de commencer une conversation sans intérêt ou but quelconque, alors que devait-il faire ou dire? Il n'en savait rien. Il ne s'était presque jamais retrouvé dans ce genre de situation auparavant. Il décida cependant de ne pas s'en aller, peut-être l'autre allait-il dire quelque chose d'intéressant...

Cette fois-ci, c’est sûr, ce n’était pas un effet de lumière. Un garçon en chair et en os se tenait effectivement là, visiblement peu content de ma présence. Les rôles se retournaient. Je m’approchai un peu parce que je ne distinguais rien de son visage. Et sa silhouette générale m’était peu ou pas familière.

Alexander. Le « nouveau ». Comme il venait de passer son PEI, il n’était plus si nouveau que ça, mais il se faisait très discret. Pour ainsi dire, le garçon était là, sans l’être. Il ne parlait jamais et à bien y réfléchir, je n’étais même pas sûr d’avoir déjà entendu le timbre de sa voix. Il était temps que ça change…

« Un temps à faire sortir les morts de leur tombe pour se rafraîchir, non ? » dis-je calmement. Néanmoins, ça rajoutait un élément à l’ambiance sombre de la scène. Un coup de vent vint doucement caresser ma nuque, ce qui me fit frissonner. Comme si un fantôme passait par là et me signalait sa présence. Presque automatiquement, je me retournai pour vérifier qu’il n’y avait rien derrière moi.

Une idée saugrenue me vint à l’esprit ? Pourquoi ne pas la proposer à l’autre agent, vu que nous étions quand même dans l’ambiance. Finalement, c’était comme si ce temps et cette chapelle faisait ressortir ma vraie personnalité… En bien, parfois, mais également en mal, comme maintenant. Le côté lugubre de mon cerveau semblait batailler ferme pour pouvoir s’exprimer d’avantage.

« Je n’ai jamais été voir les tombes, à côté. Vu l’ambiance, ça me semble idéal. » Pour avoir les pétoches, ouais. Mais ça allait être rigolo. D’avoir peur comme un enfant, ça changeait au MIS, où on craignait plus souvent qu’un vilain petit nazi n’appuie un peu trop vite sur la gâchette…

« Tu veux venir avec moi, Alexander ? » Drôle d’invitation, pour apprendre à se connaître. Mais j’aimais bien sortir des sentiers battus. C’est bien connu…

Le garçon en face de lui n'avait pas l'air particulièrement commode. Lorsqu'il s'approcha d'Alexander pour l'observer, ce dernier se raidit, mais saisit l'opportunité de le jauger à son tour. Il ne savait toujours pas comment réagir. Il lui posa une question, ou plutôt, prononça une phrase pour briser la glace. Tout juste après ces mots, une petite rafale de vent balaya ses cheveux. Le jeune garçon devant lui avait fait volte-face suite à cela. Pendant une seconde, Alexander fût tenter de s'enfuir pendant qu'il avait le dos tourné, mais se ravisa. Il ne pouvait pas éviter les autres enfants indéfiniment.

« Je n’ai jamais été voir les tombes, à côté. Vu l’ambiance, ça me semble idéal. »

Il n'avait pas tort après tout, que devait-il répondre? Il n'avait pas encore visiter le cimetière et il s'était fait une priorité de connaître les lieux. Il était important de connaître son terrain, et les enseignements du MIS n'avait fait que renforcer cette tendance chez lui.

« Tu veux venir avec moi, Alexander ? »

- D'accord, bafouilla-t-il.

Sur le moment, il ne trouva rien de mieux à dire, mais il avait bien envie de voir ce nouveau lieu. De plus, c'était l'occasion pour lui d'observer un autre enfant de près. Cela n'était pas arrivé depuis bien longtemps et il se demandait s'il existait d'autres enfants comme lui, qui ne se sentaient pas comme des enfants. Il avait eut l'impression que c'était ce que la directrice voulait dire, mais il ne préférait pas nourrir trop d'espoirs à ce sujet. Il allait attendre et observer.

Et après tout, il appréciait les endroits calmes, ce n'était pas un cimetière qui lui ferait peur. Quoique par ce temps.

Il lança un regard à l'autre garçon pour lui faire signe de mener la marche avant de sortir de la chapelle, sa curiosité en éveil.

Un simple accord de la part du garçon me suffit pour me lancer, avant même qu’il ne me fasse un signe de tête pour que je mène notre petit groupe tout neuf. Les tombes se dressaient tristement du côté gauche de la petite chapelle.

Enfin, « dressaient » est un bien grand mot. À mes yeux, ça ressemblait plus à des amoncellements de  pierres qu’à des monuments commémoratifs aux morts. Qu’à cela ne tienne, je pris le petit chemin en gravier qui serpentait à travers l’herbe mouillée. Je ne savais pas trop ce que je cherchais, ici. Que m’inspireraient les noms des anciens habitants du village qui se dressait ici, avant que MIS ne prenne les quartiers des quelques bâtiments restants ? Qui vivait ici avant ? À quoi ressemblaient ces gens ? Après tout, je n’avais jamais que connu mon quartier mal famé de Londres et ici. Et Bagdad, c’est vrai, puisque j’avais eu ma première mission là-bas… Peut-être qu’Alexander savait…

« Dis, Alexander… Tu es arrivé comment ici ? Tu viens d’où ? »

C’était étonnant comme question de ma part. Personnellement, je détestais aborder la question de mon passé. Mais quel endroit plus idéal qu’un cimetière ? Et puis, c’était peut-être mon côté ténébreux qui changeait les choses…

En même temps que je me préparais à écouter son récit – si, bien sûr, il voulait bien raconter ça – je regardai les noms que je pouvais encore lire, mais ils ne me dirent rien. En même temps, qui aurais-je pût connaitre dans un ancien bled aussi paumé ?

Un éclair illumina la scène, rapidement suivi d'un long grondement sourd... C'était vraiment pas un temps à rester dehors.

Face aux multiples questions que l'autre garçon lui posait, Alexander était désemparé. Devait-il être honnête? Ou simplement prétendre être quelqu'un de normal? Non, c'était une mauvaise idée, les gens s'apercevraient bientôt de son manque de connaissances, particulièrement en ce qui concernait l'écriture ou la lecture. Alors que ses pensées fusaient de toute part dans sa tête, il observa un peu les tombes environnantes. Il avait toujours trouvé la compagnie des morts bien plus plaisante que celle des vivants. Maintes fois il s'était vu obligé de se cacher dans des cimetières, mais jamais il ne les avait profaner. Et puis, ce n'était pas comme si les gens déposaient du pain frais sur la tombe de leurs proches... Les cimetières étaient toujours calmes, reposants, chose qu'il aimait tout particulièrement. Il suivait l'autre garçon sans trop réfléchir, quand soudain, une évidence le frappa. Comment connaissait-il son prénom? Il s'arrêta et fronça les sourcils.

- Comment tu sais comment je m'appelle ? Demanda-t-il froidement.

C'était pour lui une occasion de ne pas répondre à ses questions. Non pas qu'il ne voulait pas en parler, mais il n'avait jamais compris pourquoi les gens s'intéressaient au passé des autres. Ce qui était fait était fait, en parler n'y changerait rien. Il en allait de même pour les regrets, rien ne servait d'en avoir car ils étaient plus qu'inutiles. Son regard quitta son interlocuteur lorsqu'un éclair illumina le ciel de son bras crochu. Depuis toujours, il aimait l'orage. La nature qui se rebellait et se vengeait de toutes les horreurs commises par les hommes. Oui, il s'y sentait comprit.

- Et pourquoi tu veux que je te parle de ma vie? C'est pas très intéressant de toute façon... Marmonna-t-il pour détendre un peu l'atmosphère.

Il ne voulait pas non plus se faire des ennemis, alors, même s'il n'appréciait pas la compagnie, valait mieux pour lui qu'il n'envenime pas les choses.

Le garçon sembla profiter de l’instant présent – drôle d’idée dans un cimetière –, avant de me répondre froidement par une autre question. Comment savais-je son prénom ? Mais c’est qu’il était méfiant, Alexander. Je souris, amusé. Il ferait très certainement un bon agent, du moins dans ce domaine-là. Moi-même, je ne répondis pas tout de suite. Je laissais ruisseler la pluie sur mon corps. De grosses gouttes de pluie rebondissaient sur ma veste qui ne servait plus à rien. It was raining cats and dogs, comme on disait par ici. Et j’étais déjà trempé jusqu’aux os. Ça avait été vite… Mais ça m’était complètement égal.

Alors que je me tenais entre deux pierres tombales, l’autre me posa encore une question, avant que son chuchotement final soit couvert par le tonnerre. J’avais rien compris à ce qu’il avait dit, mais tant pis. Je ferais sans. Je compris vite à quel type de personne j’avais à faire. Un garçon renfermé, silencieux, solitaire, qui préférait sans doute la compagnie des morts que celle des vivants. C’était joyeux. Ça expliquait pourquoi Alexander semblait prendre son pied ici. Je frissonnai légèrement. De froid sans doute. Ou d’autre chose ? J’haussai les épaules et soupirai.

« Ben la directrice nous a dit que tu étais la nouvelle recrue… » dis-je un peu exaspéré. Fallait-il vraiment soupçonner tout le monde, ici, au MIS ? Bon, en même temps, le garçon n’avait passé que peu de temps parmi nous, puisqu’il avait passé son terrible entraînement initial. L’avait-il réussi d’ailleurs ou pas ? Je me demandais si quelqu’un l’avait déjà raté. Y avait de quoi. Ce n’était certainement pas le mois le plus facile de ma vie, et pourtant j’en avais déjà vu des vertes et des pas mûres auparavant. Allez, ma compassion s’exprima dans le regard que je posai sur lui. Mais peut-être ne l’avait-il pas vu, parce qu’il regardait ailleurs, dans le ciel.

« Pour ta seconde question, » poursuivis-je plus neutrement « je me demandais ce que ça faisait d’avoir une vie normale. Je pensais aux gens du village qui vivaient paisiblement ici, avant que la guerre ne vienne tout leur arracher. Tu as eu une vie "normale", alors, avant d’atterrir ici ? »