Un dimanche pluvieux. Gabriel n'aimait pas ça en général, ça le mettait d'une humeur noire qui le rendait irascible. Par chance, Matthias le mettait de bonne humeur en le faisant rire de ses blagues dès le lever du jour. Alors, pour une fois et ce malgré la fine bruine persistante et le ciel morne et gris, le petit blondinet était d'excellente humeur. Il avait décider de se battre, il n'allait pas se laisser abattre par quelques détails. Après tout, il était immortel pour le moment... il allait donc profiter de chaque instant.

Il essayait de renouer avec ses plaisirs passés, désireux de se souvenir de son ancienne vie heureuse et légère. Après avoir passé la matinée à vérifier ses devoirs et à mettre son travail à jour pour la semaine suivante, il se remplit la panse à la cantine avant de se reposer au dortoir quelques instants. Cette pièce se remplissait d'ailleurs à vue d'oeil, une fille venait même de les rejoindre ! Gabriel ne la connaissait pas, mais ça n'allait peut-être pas tarder. Il réalisa d'ailleurs que mise à part Matthias et Jorgue, il ne connaissait pas grand monde ici... il allait devoir changer ça, sa vie ici en serait d'autant plus sympathique.

Gabriel sauta de son lit et partit dehors d'un pas vif, sans demander son reste. Une fois dehors, il inspira une grande bouffée d'air frais - presque glacial, c'était l'Angleterre quoi - et se mit à trottiner sous la bruine. Le gamin était tout joyeux, sans raison spéciale, mais pourquoi en avoir une ? Il gagna ainsi la zone boisée, où il s'assit adossé à un arbre. Il mouilla son pantalon en s'asseyant sur un tas de feuilles mortes, mais ça lui passait totalement au dessus. Son regard émerveillé balayait l'espace de détente, admirait les arbres qui dégoulinaient... ces arbres aux feuilles multicolores qui tombaient doucement. C'est alors qu'il entendu des bruits de pas dans les feuilles mortes un peu plus loin. Il n'allait peut-être pas tarder à avoir de la visite.

Jozef aimait la pluie, ça lui donnait un sentiment de tranquillité. Réfléchir seul sous la bruine, il avait fait ça souvent.

Seulement, aujourd'hui, il pouvait oublier le "seul". Gabriel venait de sortir et il avait choisi le même coin que Jozef. Les garçons ne s'étaient croisé que rarement, Jozef ne savait donc pas à quoi s'attendre venant d'un garçon qu'il trouvait déjà un peu soupe au lait. Mais là, il avait l'air content.
D'ailleurs, Jozef voulait parler un peu. Il n'était pas passé à coté de inimitié de Gabriel envers Jorgue et voulait en savoir un peu plus sur le sujet. Sans compter que Gabriel lui même était une énigme pour Jozef: comment pouvait-il passer d'une humeur à l'autre aussi vite? Surtout quand le changement d'humeur avait pour nom Matthas ou Jorgue !

"Euh... Salut. Alors toi aussi t'aime la pluie?"

En bon solitaire, Jozef était toujours un peu mal à l'aise pour engager la conversation avec un inconnu. Et on ne peut pas vraiment dire qu'il connaissait Gabriel.

La tête de Gabriel se balançait à droite et à gauche selon son rythme d'amusement du moment. Il regardait le nouveau venu, et sourit lorsqu'il reconnut Jozef. Il aurait souri à n'importe qui en cet instant. Il était joyeux, une fois n'est pas coutume, c'était un moment à savourer pour ses camarades...

" - Euh, la pluie ? "

Gabriel leva sa main vers le ciel. En effet, elle était mouillée, et les arbres faisaient ploc ploc ploc sur les feuilles d'automnes tombées au sol. Gabriel sourit de plus belle.

" - Non, j'aime pas trop en général mais aujourd'hui ça va il fait pas trop froid. "

Gabriel sourit une nouvelle fois à Jozef, n'ayant pas conscience que sa phrase n'avait pas vraiment de sens. Il ne s'en souciait pas, il aimait la nature aujourd'hui il la trouvait belle, plus que d'habitude, plus proche de lui aussi. Ses yeux scruta les végétaux alentours, certains bruissaient subrepticement avant de se replacer à l'immobile. Puis ils étaient doucement balayés par le vent faible...

" - Dis, Jo', tu t'y connais en chasse ? "

Gabriel arborait toujours un large sourire. Il était prêt à détaler comme un lapin, pour poursuivre les petits animaux qui se cachaient dans ce bois. Il était à deux doigts de se préparer un lance caillou avec les branches des arbres. Enfin, il avait plein d'idées en tête, mais il se disait que ça serait beaucoup plus drôle de faire tout ça à deux.

Jozef fut surpris par la demande. La chasse? Il ne connaissait que le principe. C’était un autre monde pour lui. Peut être le monde de Gabriel mais pas le sien. Il marqua une hésitation avant de répondre.

"Ben en fait... Pas du tout, je suis plutôt doué à la chasse aux livres mais ils ne bougent pas eux !"

Jozef était un peu embarrassé, lui qui était si instruit, il ne savait pas. Mais bon, il n'est jamais trop tard pour apprendre non?

"Mais si toi, tu sais y faire, je veux bien apprendre"

Gabriel avait vraiment l'air motivé, les explication pour Jorgue attendraient !

"Euh... Pour chasser il faut bien un fusil non?"

Dernier intérêt pour la chasse, Jozef était fasciné par les armes à feu.

Gabriel se leva de son coussin de feuilles, dans un mouvement vif comme s'il était monté sur ressors. Il avait hâte de reprendre une petite partie de chasse avec - pourquoi pas ? - un nouvel ami ! Il espérait ne pas trop avoir perdu la main... Il rit joyeusement à la sortie De Jo'. La chasse aux livres ! C'était un art qu'il avait lui-même très peu expérimenté. S'il aimait apprendre à l'oral, il n'avait jamais eu le réflexe de se plonger le nez dans le papier. Et pour cause, les livres ça coûtait cher, et il n'en avait jamais eu le luxe. Ca ne lui avait jamais vraiment manqué non plus, il fallait l'avouer. Ici, à l'institut, il y avait bien des livres, le contenu de l'ébauche de bibliothèque devait coûter une fortune d'ailleurs. Mais Gabriel n'y avait encore jamais mis les pieds, il se contentait des notes qu'il prenait en cours. Ses cahiers étaient pour lui les plus beaux des livres, car c'était son point de vue, ses explications à lui. Et il aimait se créer sa propre vérité.

" - T'inquiète pas, ça s'apprend vite c'est facile tu verras ! "

Il se mit alors à chercher du regard les plus belles branches de l'arbre sous lequel il était assis quelques minutes plus tôt. Mais Jozef continuait ses questions. Gabriel se remit à rire joyeusement.

" - Un fusil ? Pas besoin de ça ! Tu tires un coup et tout le gibier s'en va en courant. Non, il y a beaucoup plus simple, regardes... "

Gabriel sauta dans la branche la plus basse de l'arbre et la plus solide. Il se mit à grimper dans l'arbre, le long des plus grosses branches. Son but n'était pas de grimper le plus haut possible, juste à la hauteur qu'il avait visé. Là, il arracha deux petites branches courbées et souples. Il désescalada son arbre et sauta à un mètre du sol, se réceptionnant souplement sur le tapis de branches mortes.

" - Regarde, c'est ça notre fusil ! "

Il sortit son canif de sa poche et tailla une petite encoche de chaque côté des deux petites branches courbées. Là, il sortit de sa poche un bout de ficèle qu'il avait volé dans un champ, autour d'une botte de paille. Il coupa cette ficèle en deux avec son canif et attacha chaque morceau à son bout de branche, en faisant passer la ficèle dans les encoches qu'il avait tracé juste avant. Puis il serra un peu la corde afin qu'elle soit bien tendue...

" - Et voilà... un super lance-caillou ! "

Gabriel brandit les deux instruments comme des trésors. Il en tendit un à Jozef, prêt à partir à l'attaque. Le buisson en face de lui bruissa une nouvelle fois. Aux aguets, il se tourna vivement vers Jozef.

" - Tu as vu ça ? C'était quoi ? "

Jozef pris le lance pierre, un peu désabusé. Pas de fusil donc...

Mais l’excitation remonta aussitôt. Gabriel avait déjà une cible ! Et la bonne humeur du garçon était contagieuse.
Jozef connaissait bien le lance pierre, même si sa mère ne l'avait jamais su. Il pris vite une pierre ronde par terre, ni trop grosse, ni trop petite et visa... Mouais, sauf qu'il n'y avait rien de visible. Tirer dans le tas? Mauvaise idée, le lièvre allait détaler.
Jozef se surpris lui même: un lièvre? Depuis quand? C’était un "truc" dans un buisson ! Il était trop fébrile.

Jozef se concentra, près à tirer. Dans son quartier là-bas en Pologne, les copains l’appelaient "dégomme tout". Il avait une réputation à tenir en dehors de la bibliotheque, non mais !

Jozef soufla
"J'ai vu. Mais j'sais pas c'que c'est."

Tiens? La façon de parler des rues de Varsovie revenait? Ca faisait longtemps que Jozef n'était pas sortie de son calme habituel... Ni de ses manières polies d'ailleurs.

"Tu crois qu'c'est un bestiaux?"

Gabriel ne se demanda pas un instant si cette activité allait plaire ou non à son acolyte. Il était déjà tellement concentré, tellement parti dans le délire qu'il n'allait de toute façon pas en sortir tout de suite. Et il était joyeux et amical, pas de raison que Jozef ne le suive pas... Et en effet, ce dernier, comme un expert, choisit un caillou de compétition, prêt à tirer. Gabriel était ravi. Les deux gamins restaient figés en face du buisson, aux aguets, prêts à prendre en flagrant délit de fuite un petit animal qui se trouverait dans les parages (oui parce-qu'il faut pas déconner non plus, on va pas buter un cerf avec un lance-caillou...)

Gabriel sourit largement à la question de Jozef. Il était totalement dans le jeu, les deux garçons avaient quitté la réalité et se trouvaient en pleine chasse version préhistoire. C'était le jeu préféré de Gabriel, pendant ses années de bonheur.

" - Pour sûr... Je sais pas ce que c'est, mais c'est vivant, et ça bouge... "

Gabriel se baissa lentement pour chercher un bon caillou à son tour. Il fouilla doucement sous les feuilles mortes, sans geste brusque pour ne pas faire détaler la chose derrière le buisson. Il trouva alors le caillou parfait, le caillou de vrai tueur : bien rond d'un côté, très pointu de l'autre, il avait une forme aérodynamique parfaite pour filer dans les airs à la vitesse de la lumière et en même temps pour planter la cible avec le plus de violence possible. Il avait trouvé la perle rare. Il se releva tout aussi lentement, attendant, retenant son souffle avec Jozef. C'est alors que de minuscules pattes sortirent avec une vivacité impressionnante. Le rat venait de sortir de sa cachette et détalait au raz du sol. Evidemment, aucun des deux garçons ne put l'attraper dans ce départ aussi rapide. Réagissant au quart de tour, Gabriel attrapa la main de Jo' et se mit à détaler à son tour. Les deux gamins étaient partis aux trousses d'un rat des champs. Le jeu promettait d'être long.

Joyeusement les deux gamins couraient, bien décidé à attraper ce pauvre rat des champs qui n'avait rien fait de mal. Dans leur joie toute enfantine, les deux gamins n'avaient pas réalisé qu'un animal d'un tout autre genre étaient présent dans le champ. En règle général les animaux dangereux évitaient les endroits fréquenté par les humains, toutefois, la vipère venimeuse qui se dirigeait vers les deux garçons semblait faire exception à la règle...

Les deux garçons avaient déjà bien couru. Ils étaient maintenant dans un champ.

Jozef vit le rat s'immobiliser. Il banda son lance pierre d'un geste expert mais ne lâcha pas la pierre comme il aurait du. Il venait de voir autre chose à la limite de son champ de vision. Il tourna la tête alors que le rat repartait.

Il n'y avait rien à voir, pourtant Jozef était sûr que ça avait bougé par là. Mais il ne vit que de l'herbe et un bout de bois.

Il demanda "Hey ! Gabi... T'as rien vu par là, il y a un instant?"

Il avait à peine fini sa phrase que l'évidence se fit.

"Merde, le bout de bois... Il n'y a pas d'arbres ici. Et il est bizarre... Gabi, c'est quoi?"

Jozef et Gabriel n'avaient pas lâché le rat d'une semelle. Ce dernier s'était immobilisé au milieu d'un champ, les enfants ne savaient même pas s'ils se trouvaient toujours dans le périmètre du campus ou à l'extérieur, mais ils ne se posaient même pas la question : ils étaient trop occupés à viser. Gabriel tira et loupa le rat de peu, qui se remit à courir comme un dératé. Le blondinet s'apprêtait à le suivre en courant, mais la vision de son camarade figé en plein mouvement le stoppa net. Ce n'est que lorsque Jozef lui demanda ce que c'était qu'il la vit : une vipère venimeuse. Gabriel en avait vu beaucoup pendant ses années de vie dans la forêt, et il avait toujours été mis à l'écart. Mais il avait longuement observé ses pères lorsqu'ils l'égorgeaient pour protéger les enfants du campement. Alors, pourquoi ne pouvait-il pas faire pareil ?

Prudemment, il reprit son caillou, celui qui venait de louper le rat et qui restait toujours aussi tranchant. Il allait improviser. Après tout ils étaient en plein champ, s'il ratait son coup, les deux gamins n'auraient qu'à détaler dans l'autre sens, la vipère n'allait pas les rattraper, ils continueraient leur vie séparément. Le danger avec ces bêtes, c'est quand on ne les voie pas. Une fois qu'on les identifie, il est aisé de ne pas les déranger et de passer son chemin prudemment. Mais aujourd'hui, Gabriel était joueur, et ce n'était pas un petit serpent qui allait lui faire peur, surtout qu'il en avait croisé toute son enfance. En pleine improvisation, il fit un geste à Jozef pour lui signifier de rester calme et de ne faire aucun geste brusque. En véritable expert, il tendit son lance caillou et tira. Le caillou coupant frappa le serpent pile à l'endroit visé : derrière la tête. Un flot de sang jaillit de la base de son cou. Gabriel sauta de joie, ravi d'avoir réussi son coup. Mais ce qu'il n'avait pas réalisé, c'est que la bête avait beau être blessée à un endroit vital, ça n'avait pas encore suffi à la tuer. Si elle allait peut-être bientôt trépasser en perdant son sang, pour le moment, elle était juste très, très énervée...

Jozef vit l'action. Gabriel avait tiré sur le serpent et l'avait touché sous la tête. Un coup terrible mais pas mortel.
Son propre cailloux toujours bandé vers la bête, Jozef vit le seul scénario possible. Il dévia son tir, presque sur le cou de Gabriel et tira. Comme prévu, le serpent attaqua le point le plus vulnérable de son camarade à une vitesse fulgurante. Mais le caillou était déjà en chemin et cueillit la créature en plein vol, le sang tacha Gabriel mais il était indemne. La vipère, elle, était morte, la tête écrasée par le caillou.


Jozef regarda Gabriel puis le serpent, puis de nouveau Gabriel.
Un moment de silence passa, Jozef tenta de détendre l’atmosphère.

"Bon sang, on se contentera d'un rat le prochain coups"

Gabriel, ravi de son coup, se tourna vers Jozef, un large sourire aux lèvres. Il était gonflé de fierté et riait de cette partie de chasse bien animée. Il avait rapidement oublié cette histoire de vipère, et ses yeux s'étaient perdu au lointain, admirant une fois de plus la pureté de l'endroit. Ce lieu était perdu en pleine campagne, le soleil n'était jamais masqué par les fumées des bombardements ni des cheminées. Aucun bruit de haine ou de douleur ne venant transpercer le calme ambiant, Gabriel avait toujours autant conscience de sa chance d'être ici. Occupé à rêvasser, il sortit de sa torpeur au tir de Jozef. Avait-il chopé le rat des champs ?

Le regard de Gab' se posa sur la vipère terrassée. Il ne comprit pas trop ce qui s'était passé, mais s'esclaffa d'un coup. Son rire, qu'il espérait communicatif, était en tout cas parfaitement sincère. Il frappa Jo' amicalement dans le dos, tordu de rire.

" - Ah excellent coup ! Hahahah t'es un super tireur, tu me l'avais pas dit ! "

Gabriel était content de s'être fait un nouvel ami, en tout cas c'est le sentiment qu'il avait.

" - Oui les rats c'est plus marrant c'est vrai ! "

Parce-que ça court plus vite. Gabriel n'avait aucune conscience du danger qui venait de se jouer sous ses yeux. Il avait vu tellement pire qu'une vipère lui semblait être une minuscule anecdote. Il n'avait rien vu de la scène, il aurait probablement réussi à s'écarter à temps du reptile sinon. Mais tout était prétexte à rire dans les champs.

" - Bon, on va le retrouver ce rat ? "

Prêt à revenir plus près du campus en courant, Gabriel lança un regard interrogateur à Jozef. Au fond, il ignorait si ce dernier avait toujours envie de jouer.