Kathleen dormait à point fermé, surement plongée dans un doux rêve, lorsqu’elle entendit le téléphone sonner. Péniblement, elle s’éveilla et se dirigea vers le téléphone avec regret. Qui pouvait donc passer un coup de fil à deux heures du matin ? Cela devait être le garde assis derrière son guichet dans le hall. Eh oui, depuis qu’il y avait des agents ici, tout pouvait arriver. Aussi, Kathleen avait pris la sage décision de mettre un garde permanant, avec des tournantes bien sûr, sinon ces hommes ne surveilleraient plus rien du tout au final.  

-« Allo ? » dit-elle en décrochant, la voix encore pâteuse de quelqu’un qui vient de se réveiller bien trop vite.  Ses soupçons se confirmèrent. L’homme au bout du combiné parla d’une traite, puis raccrocha. Il fallait être discret, dans le métier.  

Elle s’habilla donc, tenta de se mettre de bonne humeur pour accueillir un potentiel nouvel agent, qui restait planté là, devant l’entrée. Sans doute qu’il avait été dérouté par le nom de l’institut. Sauf s’il ne parlait pas anglais, ce qui était visiblement une mode parmi ses agents…

Équipée d’une lampe de poche puissante, elle sortit discrètement du bâtiment pour ne pas réveiller les autres. Ça aussi, c’était une mode, d’arriver en pleine nuit !

Kathleen tenta de chasser toutes ces mauvaises pensées pour préserver son sourire sur son visage. Parce qu’au-delà du fait qu’on l’avait arraché de forces des bras de Morphée – et même si elle était une dure à cuire, elle n’aimait pas ça-, il y avait un nouvel agent à sa disposition. Et ça, c’était tout ce qui comptait après tout !

Perdue dans ses pensées, elle ne remarqua même pas qu’elle était arrivée au hall d’accueil. Elle faillit même se cogner contre la porte. En était-ce des manières pour se présenter à un inconnu bientôt connu, aussi jeune soit-il ? Heureusement, elle se reprit de justesse et ouvrit la porte, traversa le hall d’entrée pour aller à la rencontre du jeune garçon, qui était de l’autre côté du bâtiment dehors. Petit clin d’œil au garde, nouvelle porte à ouvrir, et puis enfin, le voilà.

-« Bonsoir, bonsoir ! » Dit-elle en anglais le ton enjoué. « Bienvenue à MIS ! Explique-moi donc ta présence ici ! »

Français… Pas besoin de le dire pour le comprendre. Quoique, l’accent du jeune garçon n’était pas si mauvais comparé à d’autres hurluberlus français. C’était donc bien une mode, ici ! Quoiqu’il en soit, le garçon avait de la chance que son interlocutrice parle parfaitement le français. Il semblait un peu effrayé. Stevenson comprit à peu près sa phrase, qui était grammaticalement fausse.

-« Je vais recommencer en français alors. » renchérit la directrice avec un sourire. « Je disais donc, bienvenu à MIS, et je te demandais d’expliquer ta présence ici. Mais tu ne t’es pas trop mal exprimé, de sorte que j’ai compris. Mes sincères condoléances pour tes parents. Je vais me présenter brièvement avant que tu ne fasses pareil. Je m’appelle Kathleen Stevenson, directrice de cet institut. En fait, il ne s’agit pas d’un institut de recherche sur les fronts de mer, malgré la présence d’une côte non loin d’ici. Il s’agit bien d’un orphelinat un peu spécial. Si ça t’intéresse, nous pouvons nous diriger vers mon bureau, et je t’expliquerai tout plus en détail… »

Elle remit machinalement une mèche convenablement dans sa coiffure en attendant la réponse du petit. S’il acceptait de rester ici, cela ferait le cinquième agent du MIS. Le succès était même meilleur qu’escompté ! Surtout, cet agent arrivait juste à temps pour participer au premier PEI, qui commençait très bientôt. D’ailleurs, maintenant qu’elle était réveillée, elle savait pertinemment bien qu’elle n’arriverait pas à s’endormir à nouveau. Trop d’idées fulminaient dans sa tête pour cela. Elle avancerait dans ce dossier fort passionnant.

Le petit avait l’air un peu terrifié, même lorsque Kathleen parla français. Terrifié et méchant. Ce que les autres n’avaient pas réellement été, sauf Gabriel peut-être. Néanmoins, Louis décida de la suivre. Après tout, il n’avait aucune raison réelle d’avoir peur, puisqu’ici, comme nulle part ailleurs, il saurait se reconstruire après la perte de ses parents…

-« Enchanté, Louis » dit-elle en tendant la main vers le jeune garçon, pour qu’ils se serrent la pince comme lors d’une réunion officielle. « Je vais tout t’expliquer sur la route vers mon bureau. »

Aussitôt qu’elle eut dit ça, elle se retourna et marcha vers l’accueil. Elle fut presque tentée de prendre la main de l’enfant, à la fois pour le réconforter, mais également pour être sûr qu’il la suive. Mais nous étions dans un institut militaire après tout. Il fallait choisir les manières adéquates !

-« Je vais te mettre sur la piste, Louis. Modern Institut of Seafront, donne, en acronyme, MIS. Cela peut également faire penser à quelque chose d’autre, cet acronyme. Quelque chose d’assez connu en Angleterre. Aussi, je ne sais pas si en France, vous connaissez cet organe de l’Etat » -nouvel indice qu’elle venait de lui donner –« mais MIS est une sous-branche de cet organisation gouvernementale. Celle-ci est d’ailleurs essentielle en temps de guerre… »

Voilà une énigme digne de ce nom pour tester l’intelligence de la jeune recrue !

Spy, voilà un mot bien étrange dans la bouche d’un petit français qui ne parle pas anglais. Kathleen devina que le garçon avait entendu ce mot dans des conversations, en avait plus ou moins compris le concept mais n’arrivait pas à mettre un mot français dessus. Le mot « espion ». Il avait assez facilement deviné, donc. Décidemment, ces enfants étaient vraiment impressionnants. Et la directrice était convaincue qu’elle n’était pas au bout de ses surprises !

Il était temps de lui expliquer, donc, tout en continuant vers le bureau de Kathleen. Ils étaient à présent dans la forêt épaisse et touffue qui entourait le bâtiment principal, et la lune étant absente cette nuit-là, elle usa de sa lampe torche.

-« Tu as tout compris, Louis, c’est impressionnant ! » s’exclama la femme, réjouie « Spy veut dire espion. C’est en effet le but de cet organisme : former des espions au service de l’empire britannique. Et pas n’importe quels espions ! »

Là, si Louis avait la tête suffisamment sur les épaules, il aurait dû poser LA question qui vient automatiquement en tête. Ces accueils étaient le parfait moment pour un test préalable en fait. Kathleen avait l’œil pour ça : repérer les recrues qui allaient réussir de celles qui allaient lamentablement échouer. Et jamais ses impressions n’avaient été aussi bonnes depuis qu’elle avait accueillie des enfants. Son idée était vraiment géniale, et même si elle n’aimait pas vraiment se jeter des fleurs, elle devait bien avouer que pour le coup, elle avait fait fort. Maintenant, il ne restait plus qu’à voir les résultats… Et dans un tout premier temps, la réaction du petit.

Et il posa la bonne question. Décidemment, Kathleen n’avait vraiment pas de quoi être déçue ! Ils continuèrent leur route. Elle se permit même un petit éclat de rire.

-« Tu as tout compris ! » s’exclama-t-elle, toute réjouie. « Notre couverture n’est peut-être pas si bonne, finalement ! » Ironisa-t-elle. « Toujours est-il que nous formons des espions indétectables vu leur jeune âge. Vu votre jeune âge, je devrais même dire ! Et ça tombe bien puisqu’un agent secret se doit, comme son nom l’indique, d’être secret ! »

Elle avait de l’humour cette nuit, dit-donc ! Ce n’était pas sûr que ça fasse éclater de rire, mais une petite touche d’humour était toujours le bienvenu dans ces moments bien trop sérieux. Le duo approcha du bâtiment de l’institut. Cette scène aussi, elle commençait à l’avoir vécu quelques fois maintenant. Elle continua son explication.

-« Vous formez donc une catégorie bien spécifique d’agents, capable d’effectuer des missions que des adultes ne pourraient pas faire. En effet, qui se méfierait d’un enfant ? Quelle personne saine d’esprit (mais est-ce que les personnes contre qui on se battait étaient saines d’esprit ? Vaste question…) irait imaginer un gosse espion ? Personne ! Bon, ceci ne veut pas dire que vous ne risquez rien. Voilà pourquoi on vous forme physiquement, bien sûr, et mentalement. »

Ils atteignirent la porte d’entrée qu’elle ouvrit d’un geste machinal avant de le faire rentrer.

Puis, ils arrivèrent dans son bureau. Comme d’habitude, la nuit, elle voulait faire le moins de bruit possible, aussi elle marcha sur la pointe des pieds – le parquet craquait fort dans ce couloir- et elle espérait que l’agent derrière elle ferait pareil.

Elle entra par la porte à droite, son bureau se trouvait là. Sa table de travail était jonchée de papiers administratifs, de dossiers à remplir, et d’autres papiers en tout genre. À dire vrai, elle était débordée de travail, et pensait maintenant sérieusement à engager un bras droit, ou un secrétaire, ou les deux. À voir. Toujours est-il qu’elle ne pourrait bientôt plus assurer la majorité du travail à effectuer toute seule.

Mais elle s’écarta de ce lieu encombré, et invita plutôt Louis à aller s’assoir dans un des deux fauteuils qui trônaient dans un coin de la salle. Elle vint s’assoir à son tour après avoir pris le box d’accueil réservé à l’agent qui était censé venir plus tard dans la journée. Elle n’avait pas prévu une arrivée si inattendue… Tant pis, elle en ferait un nouveau dans la journée, avant le soir.

-« Bien, nous y voilà ! Par où commencer ? »

L’essentiel avait été dit…

-« Ici, ton box d’accueil, avec toutes les fournitures officielles de MIS. Tu y trouveras des vêtements, du matériel scolaire, ton manuel de l’agent, ton emploi du temps, et d’autres choses encore. »

Elle allait conclure avec l’habituel « des questions ? », lorsqu’un détail lui vint en tête.

-« Oh, oui, aujourd’hui, je te parle français, parce que tu t’intègreras mieux ici de cette façon, je crois. Mais à partir de demain, tout se passe en anglais. D’accord ? Tes camarades parlent le français aussi, donc ils pourront t’aider, mais les cours, et tout le reste se passe en anglais, parce qu’il est essentiel que tu apprennes au plus vite cette langue… »

Elle marqua une pause avant de pouvoir, enfin, conclure par :

-« Des questions ? »

Kathleen reposa son attention sur le petit garçon. Sa tête avait changé, et il avait les secousses de gorge caractéristiques d’un début de crise de larmes. La directrice se demande bien ce qui avait pu provoquer cet élan de tristesse chez Louis dans ce qu’elle avait dit.

Qu’elle était bête, elle voulait se taper la tête, mais se retint de justesse. Évidemment que cela n’avait rien à voir avec ses paroles à elle, simplement, des orphelins qui viennent de perdre leurs parents sont plutôt faible psychologiquement, le temps qu’ils se redressent. Et puisque le français était là depuis très peu, il ne devait les avoir perdu que récemment. Une nouvelle idée lui germa dans la tête : il faudrait un psychologue ! Elle noterait ça dans son cahier de tâches qui commençait sérieusement à se remplir une fois qu’elle en aurait fini avec lui.

Il fit un timide « non » de la tête à la question finale. Ce « non » n’aurait pu convaincre personne, surtout pas Kathleen, habituée à déchiffrer le comportement des gens. Elle ne savait pas trop que faire. Elle avait toujours été mauvaise pour consoler des gens… Peut-être parce qu’elle-même ne pleurait jamais. Mais la femme fit comme elle put, et réveilla le peu d’instinct maternel qu’elle avait en elle. Elle posa une main chaleureuse sur l’épaule de l’agent.

-« Eh bien, eh bien, eh bien ! Qu’est ce qui ne va pas ? » lui demanda-t-elle d’une voix douce et réconfortante.

Visiblement, Kathleen avait échoué sa consolade, parce que le petit s’effondra en larmes. Bon, déjà, mieux valait ça maintenant, plutôt que pendant le PEI, ce qui aurait risqué de fort compromettre sa réussite.

Ses parents lui manquaient, normal. Mais bon, c’était quand même délicat de lui dire que ça servait à rien de pleurer parce que ça ne les ferrait pas revivre. Aussi, elle évita  soigneusement de dire ça. Ses amis étaient loin maintenant, son village aussi. Sa nouvelle vie était ici désormais, pas dans son ancien village. Et ça, Kathleen ne pouvait pas le lui cacher. Elle pouvait bien tenter de dire la chose délicatement, mais elle ne mentait jamais, sauf quand il fallait garder une couverture, bien sûr, à savoir à peu près tout le temps…

-« Ecoute, Louis,… » Commença-t-elle « Je pourrais te dire que oui, tu pourras retourner dans ton village, tout en sachant que ce n’est pas vrai, juste en espérant que tu oublies. Mais c’est malheureusement impossible, c’est trop dangereux en temps de guerre… » Elle écarta également l’idée de prendre ses parents en exemple. « Puis, je suis sûr qu’ici, tu vas te faire des super amis, et on va bien s’occuper de toi. Je suis sûr que tu as tes désirs aussi à rester ici… »

Il faut croire que Kathleen était plus douée qu’elle ne le croyait souvent. Le petit Louis qui était assis dans son fauteuil, sécha ses larmes et se calma, avant de prendre son box et se lever brusquement de son siège.

La directrice, surprise, fit un pas en arrière pour que l’agent ne lui écrase pas le pied en se levant, puis se ressaisit. Une nouvelle lueur brillait dans les yeux du français. Une lueur de vainqueur. La phrase de l’enfant plein de détermination la fit rire, intérieurement, du moins. Elle ne sourit que à l’extérieur, avant de lui dire :

-« Eh bien, je préfère voir ça, Louis ! » sur un ton amusé.

Elle se dirigea donc vers l’entrée, se retourna vers le nouvel agent.
-« Si tu n’as plus de questions, je vais te montrer ton lit, dans le dortoir au deuxième étage. Tu dois être fatigué. Nous nous reverrons demain pour remplir quelques papiers administratifs. »

La directrice attendit la réponse du petit avant de pouvoir faire un pas en avant.

Le duo remonta doucement vers le dortoir et Louis semblait animé d’une nouvelle fougue, il semblait même prendre les devants, là où les autres agents l’avaient simplement sagement suivi. Il irait loin, ce petit Louis, se dit Kathleen. Mais ce serait aussi un agent un peu difficile parfois, assez indépendant, suivant son propre chemin. Un avantage comme un obstacle parfois. Le tout était de bien gérer ça.

Plongée dans ses réflexion, Stevenson ne remarqua même pas qu’ils étaient arrivés, et ce fut le « Bonne nuit, madame » de l’agent qu’elle guidait jusqu’ici qui l’arracha de ses rêves. Après s’être ressaisi, elle lui adressa un gentil « Bonne nuit, Louis », avec un sourire en prime, avant de se retourner – elle entendit la porte claquer – et se rendre dans son bureau. Elle avait encore du pain sur la planche, et maintenant qu’elle était réveillée, elle n’avait qu’à continuer à travailler…